Entretien avec une psychologue clinicienne, créatrice d’un outil intéractif à destination des enfants placés.
|
|
Dans les institutions de protection de l’enfance, les enfants placés sont nombreux à ignorer les raisons de leur situation. Cette incompréhension, souvent ignorée, est lourde de conséquences. À partir de ce constat, Claire Mastalski, psychologue clinicienne forte de trente années d’expérience, a conçu un outil innovant, à la fois clinique, pédagogique et profondément humain. Elle nous livre ici un témoignage éclairant, nourri d’expériences de terrain, d’analyses cliniques et de convictions fortes. |
Un outil né du terrain et du choc du réel
Vous avez travaillé plus de trente ans en maison d’enfants à caractère social. Qu’est-ce qui vous a conduit à créer cet outil ?
« Cet outil est né de mon expérience d’une trentaine d’années comme psychologue clinicienne en maison d’enfants à caractère social. J’ai accompagné un grand nombre d’enfants confiés, leurs familles et les professionnels qui les entourent. Mais c’est surtout dans mes contacts directs avec les enfants que ce besoin d’outil s’est imposé. »
« Lors de nos premières rencontres, je me présentais aux enfants, je leur expliquais mon rôle, pour démystifier la psychologue : à quoi elle sert, pourquoi elle est là, dans un lieu d’accueil. Puis, je leur posais une question très simple en apparence : ‘Et toi, pourquoi es-tu ici ? Pourquoi es-tu placé ?’ »
Et les réponses étaient révélatrices ?
« Absolument. Trois grands types de réponses revenaient, et chacune d’elles m’a profondément marquée. D’abord, l’effet de sidération : des enfants incapables de répondre, figés, parfois paniqués intérieurement, mais silencieux. Un vide abyssal. »
« Ensuite, un deuxième groupe, souvent plus âgé, donnait une réponse construite, mais très éloignée de la réalité : ‘Le juge m’a enlevé à mes parents, alors qu’ils n’ont rien fait.’ Ce type de réponse montrait que l’enfant s’était fabriqué un récit cohérent pour survivre psychiquement, mais un récit faux, déconnecté du cadre de protection. »
« Et enfin, quelques rares enfants savaient vraiment pourquoi ils étaient placés. C’était très minoritaire. Mais ces enfants-là parvenaient à s’inscrire dans le parcours de placement sans blocage majeur. »
Une rupture de sens aux lourdes conséquences
Vous dites que cette absence de compréhension du placement a des effets concrets ?
« Très clairement. J’ai vu que ces incompréhensions se cristallisaient à l’adolescence par des comportements à risque : fugues, retours précipités dans le milieu familial d’origine, conflits avec les professionnels… cela aboutissait généralement par une ordonnance de mainlevée de placement. »
« On passe alors à côté d’un fondement essentiel de la mission de protection de l’enfance : permettre à l’enfant de comprendre ce qu’il vit, de se sentir sécurisé par le sens qu'il donne à sa situation, qui lui permet de poursuivre son développement et de construire sa propre destinée. »
« Ce que j'ai observé, c’est que ce ‘trou de sens’ persistait même chez des enfants placés depuis plusieurs années, et dans plusieurs structures. Le récit n’avait jamais été (réellement) revisité et coconstruit. »
Un manuel interactif conçu comme un espace de médiation
Concrètement, comment se présente votre outil ?
« Il s’agit d’un manuel au format A4, relié par une spirale. Il est conçu dans un papier épais, contient des illustrations colorées, pour qu’il soit attractif, robuste et facilement manipulable par les enfants. Il est interactif, structuré autour de grandes thématiques qui seront abordées dans une chronologie réfléchie. »
« Chaque double page traite d’un sujet essentiel : Les différents types de placement ; La place unique des parents ; Les émotions qui traversent l'enfant ; Le rôle des parents ; L'avenir ou quand je serai devenu grand... »
« Sur chaque double page, un petit texte synthétique, condensant l'essentiel des préoccupations et questionnements des enfants rencontrés en 30 ans, sert de base et de tremplin au travail d'élaboration psychique qui est activé. Ensuite, des bulles sont là pour accueillir les réactions de l’enfant. L’adulte accompagne en accueillant ce qui s'exprime, en reformulant, en soutenant. Il s'agit de relancer l'appareil à penser de l'enfant, de l'amener à se questionner et non de donner nous-mêmes des réponses dans un premier temps. »
« L’enfant peut s’exprimer par l’écrit ou à l’oral. Il n’est jamais obligé. L’idée est d’ouvrir un espace, de permettre à l’enfant d’explorer, à son rythme, les contours de son vécu. »

Un outil à vocation partagée
À quels professionnels est-il destiné ? Peut-il être utilisé en dehors du cadre psychologique ?
« Il peut être utilisé par tout professionnel en responsabilité d’enfants : psychologues, bien sûr, mais aussi éducateurs spécialisés, moniteurs éducateurs, assistants familiaux. »
« Beaucoup de professionnels que j’ai rencontrés ne se sentaient pas légitimes pour aborder ces questions. Ils pensaient que c’était du ressort exclusif des psys. En permettant à un plus grand nombre de professionnels d'explorer le vécu singulier qu'a chaque enfant confié de son placement, on participe avant tout à repérer l'existence de traumas et à orienter, précocement vers les soins indispensables à leur affranchissement. Ce n’est pas qu'un acte thérapeutique réservé aux psys. C’est un acte éducatif, de repérage, d’écoute. »
« D’ailleurs, quand j’ai voulu le partager, je l’ai expérimenté dans quatre institutions pilotes en Alsace, avec dix professionnels volontaires. Les retours ont été très positifs. L’outil a permis d’aborder des questions sensibles avec plus de sérénité, en étant guidé par l'outil. Il a aussi renforcé la relation éducative. »
Un exemple marquant : Nathan et le retour au lien parental
Avez-vous un souvenir particulier qui illustre la portée de cet outil ?
« Oui, celui de Nathan. Un petit garçon que j’ai accompagné. Il a fini par comprendre que sa maman souffrait d’un handicap psychique, et que ses visites étaient parfois suspendues parce qu’elle se présentait dans un état instable. »
« Dans la page du manuel consacrée à l’avenir, il a écrit : ‘J’aimerais que ma maman puisse aller voir un docteur pour être soignée. Comme ça on pourrait se voir à nouveau.’ Je lui ai demandé s’il acceptait de partager cette parole avec ses éducateurs. Il a dit oui. »
« L’équipe éducative l’a ensuite transmise à la mère, qui a accepté de consulter, de suivre un traitement. Finalement, les droits de visite ont été rétablis. »
« Cet exemple montre que quand on donne à l’enfant les moyens de comprendre et d’exprimer ses attentes, même des situations douloureuses peuvent évoluer positivement. »
Prévention, soin et projection : les trois piliers d’un avenir apaisé
Quels sont les enjeux de fond derrière cet outil ?
« Le premier, c’est la reconnaissance du trauma. Tous les enfants placés sont porteurs de traumas. Celui qui a précédé le placement. Le placement lui-même, qui est une rupture violente. Et parfois, d’autres traumas vécus pendant le placement. »
« Ces traumas, s’ils ne sont pas accompagnés, deviennent des bombes à retardement. Ils altèrent la santé physique et psychique. On sait aujourd’hui que l’espérance de vie peut être réduite de 20 ans. »
« Le deuxième enjeu, c’est de donner les moyens aux professionnels de repérer ces souffrances. Quand un enfant ne parle pas, cela ne signifie pas forcément qu’il va bien. C’est à l'adulte d’aller vers lui. »
« Le troisième, c’est de permettre à l’enfant de se projeter. La dernière double page du manuel est essentielle : elle permet d’évaluer si l’enfant reste figé dans son passé ou s’il peut envisager l’avenir. »
Une ambition collective pour demain
Quel avenir espérez-vous pour cet outil ?
« J’aimerais qu’il soit diffusé largement, qu’il puisse bénéficier au plus grand nombre d’enfants placés. J’aimerais aussi qu’une recherche-action puisse être menée pour valider scientifiquement ses effets à moyen et long terme. »
« Aujourd’hui, trop de décisions dans la protection de l’enfance sont prises en surface, sans aller chercher la source du mal-être. Cet outil, lui, va au cœur. Il aide l’enfant à mettre des mots sur ce qui n’a jamais été nommé. »
« Comme j’aime à le dire aux enfants, une huître, quand elle est blessée par un grain de sable, peut décider de fabriquer de la nacre et de transformer la blessure en perle. Cet outil, c’est ça : un début de perle. »
Pour vous procurer cet outil ou obtenir plus d’informations
– Plus d’informations par téléphone : +33 6 19 32 94 32 (Claire Mastalski)
– Commandes directes par courriels : cflick@arahm.fr et accueil.esatessor@arahm.fr (conjointement)
